[NB : La pagination marquée correspond à celle de l'édition dite Prior-Belaval de l'Esquisse parue à Paris, chez Vrin, en 1970.]

 

CONDORCET

ESQUISSE

date de rédaction : 1793-1794

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CINQUIÈME ÉPOQUE

Progrès des sciences depuis leur division jusqu'à leur décadence.

Platon vivait encore, lorsque Aristote, son disciple, ouvrit, dans Athènes même, une école rivale de la sienne.

Non seulement il embrassa toutes les sciences, mais il appliqua la méthode philosophique à l'éloquence et à la poésie. Il osa concevoir le premier que cette méthode doit s'étendre à tout ce que l'intelligence humaine peut atteindre ; puisque cette intelligence, exerçant partout les mêmes facultés, doit partout être assujettie aux mêmes lois.

Plus le plan qu'il s'était formé était vaste, plus il sentit le besoin d'en séparer les diverses parties, et de fixer avec plus de précision les limites de chacune. à compter de cette époque, la plupart des philosophes, et même des sectes entières, se bornèrent à quelques-unes de ces parties.

Les sciences mathématiques et physiques formèrent seules une grande division. Comme elles se fondent sur le calcul et l'observation, comme ce qu'elles peuvent enseigner est indépendant des opinions qui divisaient les sectes, elles se séparèrent de la philosophie, sur laquelle ces sectes régnaient encore. Elles devinrent donc l'occupation de savants, qui presque tous eurent même [64] la sagesse de demeurer étrangers aux disputes des écoles, où l'on se livrait à une lutte de réputation plus utile à la renommée passagère des philosophes, qu'aux progrès de la philosophie. Ce mot commença même à ne plus exprimer que les principes généraux de l'ordre du monde, la métaphysique, la dialectique et la morale, dont la politique faisait partie.

Heureusement l'époque de cette division précéda le temps où la Grèce, après de longs orages, devait perdre sa liberté. Les sciences trouvèrent dans la capitale de l'Égypte un asile, que les despotes qui la gouvernaient auraient peut-être refusé à la philosophie. Des princes, qui devaient une grande partie de leur richesse et de leur pouvoir au commerce réuni de la Méditerranée et de l'océan asiatique, devaient encourager des sciences utiles à la navigation et au commerce.

Elles échappèrent donc à cette décadence plus prompte qui se fit bientôt sentir dans la philosophie, dont l'éclat disparut avec la liberté. Le despotisme des Romains, si indifférents aux progrès des lumières, n'atteignit l'Égypte que très tard, et dans un temps où la ville d'Alexandrie était devenue nécessaire à la subsistance de Rome ; déjà en possession d'être la métropole des sciences, comme le centre du commerce, elle se suffisait à elle-même pour en conserver le feu sacré par sa population, par sa richesse, par le grand concours des étrangers, par les établissements que les Ptolémées avaient formés, et que les vainqueurs ne songèrent pas à détruire.

La secte académique, où les mathématiques avaient été cultivées dès son origine, et dont l'enseignement philosophique se bornait presque à prouver l'utilité du [65] doute, et indiquer les limites étroites de la certitude, devait être la secte des savants ; et cette doctrine ne pouvait effrayer les despotes : aussi domina-t-elle dans l'école d'Alexandrie.

La théorie des sections coniques, la méthode de les employer, soit pour la construction des lieux géométriques, soit pour la résolution des problèmes, la découverte de quelques autres courbes, étendirent la carrière, jusqu'alors si resserrée, de la géométrie. Archimède découvrit la quadrature de la parabole, il mesura la surface de la sphère ; et ce furent les premiers pas dans cette théorie des limites, qui détermine la dernière valeur d'une quantité, celle dont cette quantité se rapproche sans cesse en ne l'atteignant jamais, dans cette science qui enseigne, tantôt à trouver les rapports des quantités évanouissantes, tantôt à remonter de la connaissance de ces rapports à la détermination de ceux des grandeurs finies ; dans ce calcul, en un mot, auquel, avec plus d'orgueil que de justesse, les modernes ont donné le nom de calcul de l'infini. C'est Archimède qui, le premier, détermina le rapport approché du diamètre du cercle et de sa circonférence, enseigna comme on pouvait en obtenir des valeurs toujours de plus en plus approchées, et fit connaître les méthodes d'approximation, ce supplément heureux de l'insuffisance des méthodes connues, et souvent de la science elle-même. On peut, en quelque sorte, le regarder comme le créateur de la mécanique rationnelle. On lui doit la théorie du levier, et la découverte de ce principe d'hydrostatique, qu'un corps, placé dans un corps fluide, perd une portion de son poids égale à celui de la masse qu'il a déplacée.

La vis qui porte son nom, ses miroirs ardents, les [66] prodiges du siège de Syracuse, attestent ses talents dans la science des machines, que les savants avaient négligée, parce que les principes de théorie, connus jusqu'alors, ne pouvaient y atteindre encore. Ces grandes découvertes, ces sciences nouvelles placent Archimède parmi ces génies heureux dont la vie est une époque dans l'histoire de l'homme, et dont l'existence paraît un des bienfaits de la nature.

C'est dans l'école d'Alexandrie que nous trouvons les premières traces de l'algèbre, c'est-à-dire, du calcul des quantités considérées uniquement comme telles. La nature des questions proposées et résolues dans le livre de Diophante, exigeait que les nombres y fussent envisagés comme ayant une valeur générale, indéterminée, et assujettie seulement à certaines conditions.

Mais cette science n'avait point alors, comme aujourd'hui, ses signes, ses méthodes propres, ses opérations techniques. On désignait ces valeurs générales par des mots ; et c'était par une suite de raisonnements que l'on parvenait à trouver, à développer la solution des problèmes.

Des observations chaldéennes, envoyées à Aristote par Alexandre, accélérèrent les progrès de l'astronomie. Ce qu'ils offrent de plus brillant est dû au génie d'Hipparque. Mais si, après lui, dans l'astronomie, comme après Archimède dans la géométrie et dans la mécanique, on ne trouve plus de ces découvertes, de ces travaux, qui changent, en quelque sorte, la face entière d'une science, elles continuèrent longtemps encore de se perfectionner, de s'étendre, et de s'enrichir du moins par des vérités de détail.

Dans son histoire des animaux, Aristote avait donné les principes et le modèle précieux de la manière d'observer [67] avec exactitude, et de décrire avec méthode les objets de la nature, de classer les observations et de saisir les résultats généraux qu'elles présentent. L'histoire des plantes, celle des minéraux, furent traitées après lui, mais avec moins de précision, et avec des vues moins étendues, moins philosophiques.

Les progrès de l'anatomie furent très lents, non seulement parce que des préjugés religieux s'opposaient à la dissection des cadavres, mais parce que l'opinion vulgaire en regardait l'attouchement comme une sorte de souillure morale.

La médecine d'Hippocrate n'était qu'une science d'observation, qui n'avait pu conduire encore qu'à des méthodes empiriques. L'esprit de secte, le goût des hypothèses infecta bientôt les médecins ; mais si le nombre des erreurs l'emporta sur celui des vérités nouvelles, si les préjugés ou les systèmes des médecins firent plus de mal que leurs observations ne purent faire de bien, on ne peut nier cependant que la médecine n'ait fait, durant cette époque, des progrès faibles, mais réels.

Aristote ne porta dans la physique, ni cette exactitude, ni cette sage réserve, qui caractérisent son histoire des animaux. Il paya le tribut aux habitudes de son siècle, à l'esprit des écoles, en défigurant la physique par ces principes hypothétiques qui, dans leur généralité vague, expliquent tout avec une sorte de facilité, parce qu'ils ne peuvent rien expliquer avec précision.

D'ailleurs, l'observation seule ne suffit pas ; il faut des expériences : elles exigent des instruments ; et il paraît qu'on n'avait pas alors assez recueilli de faits, qu'on ne les avait pas vus avec assez de détail, pour sentir le besoin, pour avoir l'idée de cette manière [68] d'interroger la nature et de la forcer à nous répondre.

Aussi, dans cette époque, l'histoire des progrès de la physique doit-elle se borner au tableau d'un petit nombre de connaissances, dues au hasard et aux observations où conduit la pratique des arts, bien plus qu'aux recherches des savants. L'hydraulique, et surtout l'optique, présentent une moisson un peu moins stérile ; mais ce sont plutôt encore des faits remarqués, parce qu'ils se sont offerts d'eux-mêmes, que des théories ou des lois physiques, découvertes par des expériences, ou devinées par la méditation.

L'agriculture s'était bornée jusqu'alors à la simple routine, et à quelques règles que les prêtres, en les transmettant aux peuples, avaient corrompues par leurs superstitions. Elle devint chez les Grecs, et surtout chez les Romains, un art important et respecté, dont les hommes les plus savants s'empressèrent de recueillir les usages et les préceptes. Ces recueils d'observations, présentées avec précision, rassemblées avec discernement, pouvaient éclairer la pratique, répandre les méthodes utiles ; mais on était encore bien loin du siècle des expériences et des observations calculées.

Les arts mécaniques commencèrent à se lier aux sciences ; les philosophes en examinèrent les travaux, en recherchèrent l'origine, en étudièrent l'histoire, s'occupèrent de décrire les procédés et les produits de ceux qui étaient cultivés dans les diverses contrées, de recueillir ces observations, et de les transmettre à la postérité.

Ainsi, l'on vit Pline embrasser l'homme, la nature et les arts, dans le plan immense de son histoire naturelle ; inventaire précieux de tout ce qui formait alors les véritables richesses de l'esprit humain ; et les droits [69] de Pline à notre reconnaissance ne peuvent être détruits par le reproche mérité d'avoir accueilli, avec trop peu de choix et trop de crédulité, ce que l'ignorance ou la vanité mensongère des historiens et des voyageurs avait offert à son insatiable avidité de tout connaître.

Au milieu de la décadence de la Grèce, Athènes, qui, dans les jours de sa puissance, avait honoré la philosophie et les lettres, leur dut, à son tour, de conserver plus longtemps quelques restes de son ancienne splendeur. On n'y balançait plus, à la tribune, les destins de la Grèce et de l'Asie ; mais c'est dans ses écoles que les Romains apprirent à connaître les secrets de l'éloquence ; et c'est aux pieds de la lampe de Démosthène que se forma le premier de leurs orateurs.

L'Académie, le Lycée, le Portique, les Jardins d' Épicure, furent le berceau et la principale école des quatre sectes qui se disputèrent l'empire de la philosophie.

On enseignait dans l'académie qu'il n'y a rien de certain ; que, sur aucun objet, l'homme ne peut atteindre, ni à une vraie certitude, ni même à une compréhension parfaite ; enfin (et il était difficile d'aller plus loin), qu'il ne pouvait être sûr de cette impossibilité de rien connaître, et qu'il fallait douter même de la nécessité de douter de tout.

On y exposait, on y défendait, on y combattait les opinions des autres philosophes, mais comme des hypothèses propres à exercer l'esprit, et pour faire sentir davantage, par l'incertitude qui accompagnait ces disputes, la vanité des connaissances humaines, et le ridicule de la confiance dogmatique des autres sectes.

Mais ce doute, qu'avoue la raison, quand il conduit à ne point raisonner sur les mots auxquels nous ne pouvons attacher des idées nettes et précises, à proportionner [70] notre adhésion au degré de la probabilité de chaque proposition, à déterminer, pour chaque classe de connaissances, les limites de la certitude que nous pouvons obtenir ; ce même doute, s'il s'étend aux vérités démontrées, s'il attaque les principes de la morale, devient ou stupidité ou démence ; il favorise l'ignorance et la corruption : et tel est l'excès où sont tombés les sophistes qui remplacèrent dans l'académie les premiers disciples de Platon.

Nous exposerons la marche de ces sceptiques, la cause de leurs erreurs ; nous chercherons ce que, dans l'exagération de leur doctrine, on doit attribuer à la manie de se singulariser par des opinions bizarres ; nous ferons observer que, s'ils furent assez solidement réfutés par l'instinct des autres hommes, par celui qui les dirigeait eux-mêmes dans la conduite de leur vie, jamais ils ne furent, ni bien entendus, ni bien réfutés par les philosophes.

Cependant, ce scepticisme outré n'avait pas entraîné toute la secte académique ; et l'opinion d'une idée éternelle du juste, du beau, de l'honnête, indépendante de l'intérêt des hommes, de leurs conventions, de leur existence même, idée qui, imprimée dans notre âme, devenait pour nous le principe de nos devoirs et la règle de nos actions ; cette doctrine, puisée dans les dialogues de Platon, continuait d'être exposée dans son école, et y servait de base à l'enseignement de la morale.

Aristote ne connut pas mieux que ses maîtres l'art d'analyser les idées, c'est-à-dire, de remonter par degrés jusqu'aux idées les plus simples qui sont entrées dans leur combinaison ; de pénétrer jusqu'à l'origine de la formation de ces idées simples ; de suivre dans ces opérations [71] la marche de l'esprit et le développement de ses facultés.

Sa métaphysique ne fut donc, comme celle des autres philosophes, qu'une doctrine vague, fondée, tantôt sur l'abus des mots, et tantôt sur de simples hypothèses.

C'est à lui cependant que l'on doit cette vérité importante, ce premier pas dans la connaissance de l'esprit humain, que nos idées même les plus abstraites, les plus purement intellectuelles, pour ainsi dire, doivent leur origine à nos sensations : mais il ne l'appuya d'aucun développement. Ce fut plutôt l'aperçu d'un homme de génie, que le résultat d'une suite d'observations analysées avec précision, et combinées entre elles pour en faire sortir une vérité générale : aussi ce germe, jeté dans une terre ingrate, ne produisit de fruits utiles qu'après plus de vingt siècles.

Aristote, dans sa logique, réduit les démonstrations à une suite d'arguments assujettis à la forme syllogistique ; il divise ensuite toutes les propositions en quatre classes qui les renferment toutes ; il apprend à reconnaître, parmi toutes les combinaisons possibles de propositions de ces quatre classes prises trois à trois, celles qui répondent à des syllogismes concluants, et qui y répondent nécessairement : par ce moyen, l'on peut juger de la justesse ou du vice d'un argument, en sachant seulement à quelle combinaison il appartient ; et l'art de raisonner juste est soumis, en quelque sorte, à des règles techniques.

Cette idée ingénieuse est restée inutile jusqu'ici ; mais peut-être doit-elle un jour devenir le premier pas vers un perfectionnement que l'art de raisonner et de discuter semble encore attendre.

Chaque vertu, suivant Aristote, est placée entre deux [72] vices, dont l'un en est le défaut, et l'autre l'excès ; elle n'est, en quelque sorte, qu'un de nos penchants naturels, auquel la raison nous défend et de trop résister, et de trop obéir.

Ce principe général a pu s'offrir à lui d'après une de ces idées vagues d'ordre et de convenance, si communes alors dans la philosophie ; mais il le vérifia, en l'appliquant à la nomenclature des mots qui, dans la langue grecque, exprimaient ce qu'on y appelait des vertus.

Vers le même temps, deux sectes nouvelles, appuyant la morale sur des principes opposés, du moins en apparence, partagèrent les esprits, étendirent leur influence bien au delà des bornes de leurs écoles, et hâtèrent la chute de la superstition grecque, que malheureusement une superstition plus sombre, plus dangereuse, plus ennemie des lumières, devait bientôt remplacer. Les Stoïciens firent consister la vertu et le bonheur dans la possession d'une âme également insensible à la volupté et à la douleur, affranchie de toutes les passions, supérieure à toutes les craintes, à toutes les faiblesses, ne connaissant de véritable bien que la vertu, de mal réel que les remords. Ils croyaient que l'homme a le pouvoir de s'élever à cette hauteur, s'il en a une volonté forte et constante ; et qu'alors, indépendant de la fortune, toujours maître de lui-même, il est également inaccessible au vice et au malheur.

Un esprit unique anime le monde ; il est présent partout, si même il n'est pas tout, s'il existe autre chose que lui. Les âmes humaines en sont des émanations. Celle du sage, qui n'a point souillé la pureté de son origine, se réunit, au moment de la mort, à cet esprit universel. La mort serait donc un bien, si, pour le sage soumis à la nature, endurci contre tout ce que les [73] hommes vulgaires appellent des maux, il n'y avait pas plus de grandeur à la regarder comme une chose indifférente.

Épicure place le bonheur dans la jouissance du plaisir et dans l'absence de la douleur. La vertu consiste à suivre les penchants naturels, mais en sachant les épurer et les diriger. La tempérance, qui prévient la douleur, qui, en conservant nos facultés naturelles dans toute leur force, nous assure toutes les jouissances que la nature nous a préparées ; le soin de se préserver des passions haineuses ou violentes, qui tourmentent et déchirent le coeur livré à leur amertume et à leurs fureurs ; celui de cultiver au contraire les affections douces et tendres ; de se ménager les voluptés qui suivent la pratique de la bienfaisance ; de conserver la pureté de son âme pour éviter la honte et les remords qui punissent le crime, pour jouir du sentiment délicieux qui récompense les belles actions ; telle est la route qui conduit à la fois et au bonheur et à la vertu.

Épicure ne voyait dans l'univers qu'une collection d'atomes, dont les combinaisons diverses étaient soumises à des lois nécessaires. L'âme humaine était elle-même une de ces combinaisons. Les atomes qui la composaient, réunis à l'instant où le corps commençait la vie, se dispersaient au moment de la mort, pour se réunir à la masse commune, et entrer dans de nouvelles combinaisons.

Ne voulant pas heurter trop directement les préjugés populaires, il avait admis des dieux ; mais, indifférents aux actions des hommes, étrangers à l'ordre de l'univers, et soumis, comme les autres êtres, aux lois générales de son mécanisme, ils étaient en quelque sorte un hors-d'oeuvre de ce système.

[74] Les hommes durs, orgueilleux, injustes, se cachèrent sous le masque du stoïcisme. Des hommes voluptueux et corrompus se glissèrent souvent dans les jardins d'Épicure. On calomnia les principes des Épicuriens, qu'on accusa de placer le souverain bien dans les voluptés grossières. On tourna en ridicule les prétentions du sage de Zénon, qui, esclave, tournant la meule, ou tourmenté de la goutte, n'en est pas moins heureux, libre et souverain.

Cette philosophie, qui prétendait s'élever au-dessus de la nature, et celle qui ne voulait qu'y obéir ; cette morale qui ne reconnaissait d'autre bien que la vertu, et celle qui plaçait le bonheur dans la volupté, conduisaient aux mêmes conséquences pratiques, en partant de principes si contraires, en tenant un langage si opposé. Cette ressemblance dans les préceptes moraux de toutes les religions, de toutes les sectes de philosophie, suffirait pour prouver qu'ils ont une vérité indépendante des dogmes de ces religions, des principes de ces sectes ; que c'est dans la constitution morale de l'homme qu'il faut chercher la base de ses devoirs, l'origine de ses idées de justice et de vertu ; vérité dont la secte épicurienne s'était moins éloignée qu'aucune autre : et rien peut-être ne contribua davantage à lui mériter la haine des hypocrites de toutes les classes, pour qui la morale n'est qu'un objet de commerce dont ils se disputent le monopole.

La chute des républiques grecques entraîna celle des sciences politiques. Après Platon, Aristote et Xénophon, l'on cessa presque de les comprendre dans le système de la philosophie.

Mais il est temps de parler d'un événement qui changea le sort d'une grande partie du monde, et [75] exerça sur les progrès de l'esprit humain une influence qui s'est prolongée jusqu'à nous.

Si l'on en excepte l'Inde et la Chine, la ville de Rome avait étendu son empire sur toutes les nations où l'esprit humain s'était élevé au-dessus de la faiblesse de sa première enfance.

Elle donnait des lois à tous les pays où les Grecs avaient porté leur langue, leurs sciences et leur philosophie. Tous ces peuples, suspendus à une chaîne que la victoire avait attachée au pied du capitole, n'existaient plus que par la volonté de Rome et pour les passions de ses chefs.

Un tableau vrai de la constitution de cette ville dominatrice ne sera point étranger à l'objet de cet ouvrage : on y verra l'origine du patriciat héréditaire, et les adroites combinaisons employées pour lui donner plus de stabilité et plus de force, en le rendant moins odieux ; un peuple exercé aux armes, mais ne les employant presque jamais dans ses dissensions domestiques ; réunissant la force réelle à l'autorité légale, et se défendant à peine contre un sénat orgueilleux, qui, en l'enchaînant par la superstition, l'éblouissait par l'éclat de ses victoires : une grande nation, tour à tour le jouet de ses tyrans ou de ses défenseurs, et pendant quatre siècles la dupe patiente d'une manière de prendre ses suffrages, absurde mais consacrée.

On verra cette constitution, faite pour une seule ville, changer de nature sans changer de forme, quand il fallut l'étendre à un grand empire ; ne pouvant se maintenir que par des guerres continuelles, et bientôt détruite par ses propres armées ; enfin, le peuple-roi avili par l'habitude d'être nourri aux dépens du trésor public, corrompu par les largesses des sénateurs, vendant [76] à un homme les restes illusoires de son inutile liberté.

L'ambition des Romains les portait à chercher en Grèce des maîtres dans cet art de l'éloquence qui était chez eux une des routes de la fortune. Ce goût pour les jouissances exclusives et raffinées, ce besoin de nouveaux plaisirs, qui naît de la richesse et de l'oisiveté, leur fit rechercher les arts des Grecs, et même la conversation de leurs philosophes. Mais les sciences, la philosophie, les arts du dessin, furent toujours des plantes étrangères au sol de Rome. L'avarice des vainqueurs couvrit l'Italie des chefs-d'oeuvre de la Grèce, enlevés par la force aux temples, aux cités dont ils faisaient l'ornement, aux peuples dont ils consolaient l'esclavage : mais les ouvrages d'aucun romain n'osèrent s'y mêler. Cicéron, Lucrèce et Sénèque écrivirent éloquemment dans leur langue sur la philosophie ; mais c'était sur celle des Grecs ; et pour réformer le calendrier barbare de Numa, César fut obligé d'employer un mathématicien d'Alexandrie.

Rome, longtemps déchirée par les factions de généraux ambitieux, occupée de nouvelles conquêtes, ou agitée par les discordes civiles, tomba enfin de son inquiète liberté dans un despotisme militaire plus orageux encore. Quelle place auraient donc pu trouver les tranquilles méditations de la philosophie ou des sciences, entre des chefs qui aspiraient à la tyrannie, et bientôt après sous des despotes qui craignaient la vérité, et qui haïssaient également les talents et les vertus ? D'ailleurs, les sciences et la philosophie sont nécessairement négligées dans tout pays où une carrière honorable, qui conduit aux richesses et aux dignités, est ouverte à tous ceux que leur penchant naturel [77] porte vers l'étude : et telle était à Rome celle de la jurisprudence.

Quand les lois, comme dans l'Orient, sont liées à la religion, le droit de les interpréter devient un des plus forts appuis de la tyrannie sacerdotale. Dans la Grèce, elles avaient fait partie de ce code donné à chaque ville par son législateur : elles avaient été liées à l'esprit de la constitution et du gouvernement établi. Elles éprouvèrent peu de changements. Souvent les magistrats en abusèrent : les injustices particulières furent fréquentes ; mais les vices des lois n'y conduisirent jamais à un système de brigandage régulier et froidement calculé. à Rome, où longtemps on ne connut d'autre autorité que la tradition des coutumes ; où les juges déclaraient, chaque année, d'après quels principes ils décideraient les contestations pendant la durée de leur magistrature ; où les premières lois écrites furent une compilation des lois grecques, rédigée par des décemvirs plus occupés de conserver leur pouvoir que de l'honorer en présentant une bonne législation ; à Rome, où, depuis cette époque, des lois dictées tour à tour par le parti du sénat et par celui du peuple, se succédaient avec rapidité, étaient sans cesse détruites ou confirmées, adoucies ou aggravées par des dispositions nouvelles ; bientôt leur multiplicité, leur complication, leur obscurité, suite nécessaire du changement de la langue, firent une science à part de l'étude et de l'intelligence de ces lois. Le sénat, profitant du respect du peuple pour les anciennes institutions, sentit bientôt que le privilège d'interpréter les lois devenait presque équivalent au droit d'en faire de nouvelles ; et il se remplit de jurisconsultes. Leur puissance survécut à celle du sénat même ; elle s'accrut sous les empereurs ; [78] parce qu'elle est d'autant plus grande, que la législation est plus bizarre et plus incertaine.

La jurisprudence est donc la seule science nouvelle que nous devions aux Romains. Nous en tracerons l'histoire, qui se lie à celle des progrès que la science de la législation a faits chez les modernes, et surtout à celle des obstacles qu'elle y a rencontrés.

Nous montrerons comment le respect pour le droit positif des Romains a contribué à conserver quelques idées du droit naturel des hommes, ou empêché ensuite ces idées de s'agrandir et de s'étendre ; comment nous avons dû au droit romain un petit nombre de vérités utiles, et beaucoup plus de préjugés tyranniques.

La douceur des lois pénales, sous la république, mérite de fixer nos regards. Elles avaient, en quelque sorte, rendu sacré le sang d'un citoyen romain. La peine de mort ne pouvait être portée contre lui, sans cet appareil d'un pouvoir extraordinaire, qui annonçait les calamités publiques et les dangers de la patrie. Le peuple entier pouvait être réclamé pour juge, entre un seul homme et la république. On avait senti que cette douceur est, chez un peuple libre, le seul moyen d'empêcher les dissensions politiques de dégénérer en massacres sanguinaires ; on avait voulu corriger, par l'humanité des lois, la férocité des moeurs d'un peuple qui, même dans ses jeux, prodiguait le sang de ses esclaves : aussi, en s'arrêtant au temps des Gracques, jamais, dans aucun pays, des orages si violents et si répétés ne coûtèrent moins de sang, ne produisirent moins de crimes.

Il ne nous est resté aucun ouvrage des Romains sur la politique. Celui de Cicéron sur les lois n'était vraisemblablement qu'un extrait embelli des livres des Grecs. [79] Ce n'était pas au milieu des convulsions de la liberté expirante, que la science sociale aurait pu se naturaliser et se perfectionner. Sous le despotisme des Césars, l'étude n'en eût paru qu'une conspiration contre leur pouvoir. Rien enfin ne prouve mieux combien elle fut toujours inconnue chez les Romains, que d'y voir l'exemple, unique jusqu'ici dans l'histoire, d'une succession non interrompue, depuis Nerva jusqu'à Marc-Aurèle, de cinq empereurs qui réunissaient les vertus, les talents, les lumières, l'amour de la gloire, le zèle du bien public, sans qu'il soit émané d'eux une seule institution qui ait marqué le désir de mettre des bornes au despotisme ou de prévenir les révolutions, et de resserrer par de nouveaux liens les parties de cette masse immense, dont tout présageait la dissolution prochaine.

La réunion de tant de peuples sous une même domination ; l'étendue des deux langues qui se partageaient l'empire, et qui toutes deux étaient familières à presque tous les hommes instruits ; ces deux causes, agissant de concert, devaient contribuer sans doute à répandre les lumières sur un plus grand espace avec plus d'égalité. Leur effet naturel devait être encore d'affaiblir peu à peu les différences qui séparaient les sectes philosophiques, de les réunir en une seule, qui choisirait dans chacune, les opinions les plus conformes à la raison, celles qu'un examen réfléchi avait le plus confirmées. C'était même à ce point que la raison devait amener les philosophes, lorsque l'effet du temps sur l'enthousiasme sectaire permettrait de n'écouter qu'elle. Aussi trouve-t-on déjà, dans Sénèque, quelques traces de cette philosophie : elle ne fut même jamais étrangère à la secte académique, qui parut se confondre [80] presque entièrement avec elle ; et les derniers disciples de Platon furent les fondateurs de l'éclectisme.

Presque toutes les religions de l'empire avaient été nationales. Mais toutes aussi avaient de grands traits de ressemblance, et, en quelque sorte, un air de famille. Point de dogmes métaphysiques, beaucoup de cérémonies bizarres qui avaient un sens ignoré du peuple, et souvent même des prêtres ; une mythologie absurde, où la multitude ne voyait que l'histoire merveilleuse de ses dieux ; où les hommes plus instruits soupçonnaient l'exposition allégorique de dogmes plus relevés : des sacrifices sanglants, des idoles qui représentaient les dieux, et dont quelques-unes, consacrées par le temps, avaient une vertu céleste ; des pontifes dévoués au culte de chaque divinité, sans former un corps politique, sans même être réunis dans une communion religieuse ; des oracles attachés à certains temples, à certaines statues ; enfin des mystères, que leurs hiérophantes ne communiquaient qu'en imposant la loi d'un inviolable secret. Tels étaient ces traits de ressemblance.

Il faut y ajouter encore que les prêtres, arbitres de la conscience religieuse, n'avaient jamais osé prétendre à l'être de la conscience morale ; qu'ils dirigeaient la pratique du culte, et non les actions de la vie privée. Ils vendaient à la politique des oracles ou des augures ; ils pouvaient précipiter les peuples dans des guerres, leur dicter des crimes ; mais ils n'exerçaient aucune influence, ni sur le gouvernement, ni sur les lois.

Quand les peuples, sujets d'un même empire, eurent des communications habituelles, et que les lumières eurent fait partout des progrès presque égaux, les hommes instruits s'aperçurent bientôt que tous ces cultes étaient celui d'un dieu unique, dont les divinités si multipliées, [81] objets immédiats de l'adoration populaire, n'étaient que les modifications ou les ministres.

Cependant, chez les Gaulois, et dans quelques cantons de l'Orient, les Romains avaient trouvé des religions d'un autre genre. Là, les prêtres étaient les juges de la morale : la vertu consistait dans l'obéissance à la volonté d'un dieu, dont ils se disaient les seuls interprètes. Leur empire s'étendait sur l'homme tout entier, le temple se confondait avec la patrie ; on était adorateur de Jéhova et d'Oesus, avant d'être citoyen ou sujet de l'empire ; et les prêtres décidaient à quelles lois humaines leur dieu permettait d'obéir.

Ces religions devaient blesser l'orgueil des maîtres du monde. Celle des Gaulois était trop puissante, pour qu'ils ne se hâtassent point de la détruire. La nation juive fut même dispersée ; mais la vigilance du gouvernement, ou dédaigna, ou ne put atteindre les sectes obscures, qui se formèrent en secret du débris de ces cultes antiques.

Un des bienfaits de la propagation de la philosophie grecque avait été de détruire la croyance des divinités populaires dans toutes les classes où l'on recevait une instruction un peu étendue. Un théisme vague, ou le pur mécanisme d'épicure, était, même dès le temps de Cicéron, la doctrine commune de quiconque avait cultivé son esprit, de tous ceux qui dirigeaient les affaires publiques. Cette classe d'hommes s'attacha nécessairement à l'ancienne religion, mais en cherchant à l'épurer, parce que la multiplicité de ces dieux de tout pays avait lassé même la crédulité du peuple. On vit alors les philosophes former des systèmes sur les génies intermédiaires, se soumettre à des préparations, à des pratiques, à un régime religieux, pour se rendre plus dignes [82] d'approcher de ces intelligences supérieures à l'homme : et ce fut dans les dialogues de Platon qu'ils cherchèrent les fondements de cette doctrine. Le peuple des nations conquises, les infortunés, les hommes d'une imagination ardente et faible, durent s'attacher de préférence aux religions sacerdotales, parce que l'intérêt des prêtres dominateurs leur inspirait précisément cette doctrine d'égalité dans l'esclavage, de renoncement aux biens temporels, de récompenses célestes réservées à l'aveugle soumission, aux souffrances, aux humiliations volontaires ou supportées avec patience ; doctrine si séduisante pour l'humanité opprimée ! Mais ils avaient besoin de relever, par quelques subtilités philosophiques, leur mythologie grossière ; et c'est encore à Platon qu'ils eurent recours. Ses dialogues furent l'arsenal où les deux partis allèrent forger leurs armes théologiques. Nous verrons, dans la suite, Aristote obtenir un semblable honneur, et se trouver à la fois le maître des théologiens et le chef des athées. Vingt sectes égyptiennes, judaïques, s'accordant pour attaquer la religion de l'empire, mais se combattant entre elles avec une égale fureur, finirent par se perdre dans la religion de Jésus. On parvint à composer de leurs débris une histoire, une croyance, des cérémonies, et une morale, auxquelles se réunit peu à peu la masse de ces illuminés.

Tous croyaient à un Christ, à un Messie envoyé de Dieu, pour réparer le genre humain. C'est le dogme fondamental de toute secte qui veut s'élever sur les débris des sectes anciennes. On se disputait sur le temps, sur le lieu de son apparition, sur son nom mortel : mais celui d'un prophète, qui avait, dit-on, paru en Palestine, [83] sous Tibère, éclipsa tous les autres ; et les nouveaux fanatiques se rallièrent sous l'étendard du fils de Marie.

Plus l'empire s'affaiblissait, plus cette religion chrétienne faisait des progrès rapides. L'avilissement des anciens conquérants du monde s'étendait sur les dieux, qui, après avoir présidé à leurs victoires, n'étaient plus que les témoins impuissants de leurs défaites. L'esprit de la nouvelle secte convenait mieux à des temps de décadence et de malheur. Ses chefs, malgré leurs fourberies et leurs vices, étaient des enthousiastes prêts à périr pour leur doctrine. Le zèle religieux des philosophes et des grands n'était qu'une dévotion politique ; et toute religion qu'on se permet de défendre comme une croyance qu'il est utile de laisser au peuple, ne peut plus espérer qu'une agonie plus ou moins prolongée. Bientôt le christianisme devient un parti puissant ; il se mêle aux querelles des Césars ; il met Constantin sur le trône, et s'y place lui-même, à côté de ses faibles successeurs.

En vain un de ces hommes extraordinaires, que le hasard élève quelquefois à la souveraine puissance, Julien voulut délivrer l'empire de ce fléau, qui devait en accélérer la chute : ses vertus, son indulgente humanité, la simplicité de ses moeurs, l'élévation de son âme et de son caractère, ses talents, son courage, son génie militaire, l'éclat de ses victoires, tout semblait lui promettre un succès certain. On ne pouvait lui reprocher que de montrer pour une religion, devenue ridicule, un attachement indigne de lui, s'il était sincère ; maladroit par son exagération, s'il n'était que politique ; mais il périt au milieu de sa gloire, après un règne de deux années. Le colosse de l'empire romain ne trouva plus de bras assez puissants pour le soutenir ; [84] et la mort de Julien brisa la seule digue qui pût encore s'opposer au torrent des superstitions nouvelles, comme aux inondations des barbares.

Le mépris des sciences humaines était un des premiers caractères du christianisme. Il avait à se venger des outrages de la philosophie ; il craignait cet esprit d'examen et de doute, cette confiance en sa propre raison, fléau de toutes les croyances religieuses. La lumière des sciences naturelles lui était même odieuse et suspecte ; car elles sont très dangereuses pour le succès des miracles ; et il n'y a point de religion qui ne force ses sectateurs à dévorer quelques absurdités physiques. Ainsi le triomphe du christianisme fut le signal de l'entière décadence et des sciences et de la philosophie.

Les sciences auraient pu se préserver de cette décadence, si l'art de l'imprimerie eût été connu ; mais les manuscrits d'un même livre étaient en petit nombre : il fallait, pour se procurer les ouvrages qui formaient le corps entier d'une science, des soins, souvent des voyages et des dépenses, auxquelles les hommes riches pouvaient seuls atteindre. Il était facile au parti dominant de faire disparaître les livres qui choquaient ses préjugés ou démasquaient ses impostures. Une invasion des barbares pouvait, en un seul jour, priver pour jamais un pays entier des moyens de s'instruire. La destruction d'un seul manuscrit était souvent, pour toute une contrée, une perte irréparable. On ne copiait d'ailleurs que les ouvrages recommandés par le nom de leurs auteurs. Toutes ces recherches, qui ne peuvent acquérir d'importance que par leur réunion ; ces observations isolées, ces perfectionnements de détail qui servent à maintenir les sciences au même niveau, qui en préparent les progrès ; tous ces matériaux que le [85] temps amasse, et qui attendent le génie, restaient condamnés à une éternelle obscurité. Ce concert des savants, cette réunion de leurs forces, si utile, si nécessaire même à certaines époques, n'existaient pas : il fallait que le même individu pût commencer et achever une découverte ; et il était obligé de combattre seul toutes les résistances que la nature oppose à nos efforts. Les ouvrages qui facilitent l'étude des sciences, qui en éclaircissent les difficultés, qui en présentent les vérités sous des formes plus commodes et plus simples ; ces détails des observations, ces développements qui souvent éclairent sur les erreurs des résultats, et où le lecteur saisit ce que l'auteur n'a point lui-même aperçu ; ces ouvrages n'auraient pu trouver ni copistes, ni lecteurs.

Il était donc impossible que, déjà parvenues à une étendue qui en rendait difficiles et les progrès, et même l'étude approfondie, les sciences pussent se soutenir d'elles-mêmes, et résister à la pente qui les entraînait rapidement vers leur décadence. Ainsi, l'on ne doit pas s'étonner que le christianisme, qui, après l'invention de l'imprimerie, n'a point été assez puissant pour les empêcher de reparaître avec éclat, l'ait été alors assez pour en consommer la ruine.

Si l'on en excepte l'art dramatique, qui ne fleurit que dans Athènes, et qui dut tomber avec elle, et l'éloquence, qui ne respire que dans un air libre, la langue et la littérature des Grecs conservèrent longtemps leur splendeur. Lucien et Plutarque n'auraient point déparé le siècle d'Alexandre. Rome, il est vrai, s'éleva au niveau de la Grèce, dans la poésie, dans l'éloquence, dans l'histoire, dans l'art de traiter avec dignité, avec élégance, avec agrément, les sujets arides de la philosophie [86] et des sciences. La Grèce même n'a point de poète qui donne, autant que Virgile, l'idée de la perfection ; elle n'a aucun historien qui puisse s'égaler à Tacite. Mais ce moment d'éclat fut suivi d'une prompte décadence. Dès le temps de Lucien, Rome n'avait plus que des écrivains presque barbares. Chrysostome parle encore la langue de Démosthène. On ne reconnaît plus celle de Cicéron ou de Tite-Live, ni dans Augustin, ni même dans Jérôme, qui n'a point pour excuse l'influence de la barbarie africaine.

C'est que jamais à Rome l'étude des lettres, l'amour des arts, ne fut un goût vraiment populaire ; c'est que la perfection passagère de la langue y fut l'ouvrage, non du génie national, mais de quelques hommes que la Grèce avait formés ; c'est que le territoire de Rome fut toujours pour les lettres un sol étranger, où une culture assidue avait pu les naturaliser, mais où elles devaient dégénérer dès qu'elles resteraient abandonnées à elles-mêmes.

L'importance dont fut longtemps, à Rome et dans la Grèce, le talent de la tribune et celui du barreau, y multiplia la classe des rhéteurs. Leurs travaux ont contribué au progrès de l'art, dont ils ont développé les principes et les finesses. Mais ils en enseignaient un autre trop négligé par les modernes, et qu'il faudrait transporter aujourd'hui des ouvrages prononcés aux ouvrages imprimés. C'est l'art de préparer avec facilité, et en peu de temps, des discours que la disposition de leurs parties, la méthode qui y règne, les ornements qu'on sait y répandre, rendent du moins supportables ; c'est celui de pouvoir parler presque sur-le-champ, sans fatiguer ses auditeurs du désordre de ses idées, de la diffusion de son style, sans les révolter par d'extravagantes [87] déclamations, par des non-sens grossiers, par de bizarres disparates. Combien cet art ne serait-il pas utile dans tous les pays où les fonctions d'une place, un devoir public, un intérêt particulier, peuvent obliger à parler, à écrire, sans avoir le temps de méditer ses discours ou ses ouvrages ! Son histoire mérite d'autant plus de nous occuper, que les modernes, à qui cependant il serait souvent nécessaire, semblent n'en avoir connu que le côté ridicule.

Dès les commencements de l'époque dont j'achève ici le tableau, les livres s'étaient assez multipliés ; la distance des temps avait répandu d'assez grandes obscurités sur les ouvrages des premiers écrivains de la Grèce, pour que cette étude des livres et des opinions, connue sous le nom d'érudition, formât une partie importante des travaux de l'esprit ; et la bibliothèque d'Alexandrie se peupla de grammairiens et de critiques.

On observe, dans ce qui nous reste d'eux, un penchant à mesurer leur admiration ou leur confiance, sur l'ancienneté d'un livre, sur la difficulté de l'entendre ou de le trouver ; une disposition à juger les opinions, non en elles-mêmes, mais sur le nom de leurs auteurs ; à croire d'après l'autorité, plutôt que d'après la raison ; enfin, l'idée si fausse et si funeste de la décadence du genre humain, et de la supériorité des temps antiques. L'importance que les hommes attachent à ce qui fait l'objet de leurs occupations, à ce qui leur a coûté des efforts, est à la fois l'explication et l'excuse de ces erreurs, que les érudits de tous les pays et de tous les temps ont plus ou moins partagées.

On peut reprocher aux érudits grecs et romains, et même à leurs savants et à leurs philosophes, d'avoir manqué absolument de cet esprit de doute, qui soumet [88] à l'examen sévère de la raison, et les faits e leurs preuves. En parcourant, dans leurs écrits, l'histoire des événements ou des moeurs, celle des productions et des phénomènes de la nature, celle des produits et des procédés des arts, on s'étonne de les voir raconter avec tranquillité les absurdités les plus palpables, les prodiges les plus révoltants. Un on dit, on rapporte, placé au commencement de la phrase, leur paraît suffire pour se mettre à l'abri du ridicule d'une crédulité puérile. C'est surtout au malheur d'ignorer encore l'art de l'imprimerie qu'on doit attribuer cette indifférence, qui a corrompu chez eux l'étude de l'histoire, et qui s'est opposée à leurs progrès dans la connaissance de la nature. La certitude d'avoir rassemblé sur chaque fait toutes les autorités qui peuvent le confirmer ou le détruire ; la facilité de comparer les divers témoignages, de s'éclairer par les discussions que fait naître leur différence ; tous ces moyens de s'assurer de la vérité ne peuvent exister que lorsqu'il est possible d'avoir un grand nombre de livres, d'en multiplier indéfiniment les copies, de ne pas craindre de leur donner trop d'étendue.

Comment les relations de voyageurs, des descriptions, dont souvent il n'existait qu'une copie, qui n'étaient point soumises à la censure publique, auraient-elles pu acquérir cette autorité, dont la base première est l'avantage de n'avoir pas été contredites, et d'avoir pu l'être ? Ainsi, l'on rapportait tout également, parce qu'il était difficile de choisir avec quelque certitude ce qui méritait d'être rapporté. D'ailleurs, nous ne sommes pas en droit de nous étonner de cette facilité à présenter avec une même confiance, d'après des autorités égales, et les faits les plus naturels et les faits les plus miraculeux. [89] Cette erreur est encore enseignée dans nos écoles, comme un principe de philosophie, tandis qu'une incrédulité exagérée dans le sens contraire nous porte à rejeter sans examen tout ce qui nous paraît hors de la nature ; et la science qui peut seule nous apprendre à trouver, entre ces deux extrêmes, le point où la raison nous prescrit de nous arrêter, n'a commencé à exister que de nos jours.


[Condo., garde] [Condo., biog.] [Condo., bib.][Esq. Table] [Esq. Avt-Prop.] [Esq. 1e ép.]
[Esq. 2e ép.] [Esq. 3e ép.] [Esq. 4e ép.] [Esq. 6e ép.] [Esq. 7e ép.] [Esq. 8e ép.]
[Esq. 9e ép.] [Esq. 10e ép.]